Les recherches à l’interface entre Santé Animale (SA) et Intelligence Artificielle (IA) sont en plein essor. Elles permettent de s’engager sur de nouveaux fronts de science en SA, de lever des verrous méthodologiques et d’identifier les défis de demain en agriculture. Portés par le regain d’intérêt récent pour l’IA, de nouveaux outils d’aide à la détection en médecine animale et d’aide à la gestion sanitaire émergent, ouvrant des horizons nouveaux pour la sécurité sanitaire.
Nous reproduisons ci-dessous intégralement les recommandations et la conclusion de Pauline Ezanno, dans un article paru dans La Revue INRAE Productions Animales en 2020.
Partager et protéger les données
Aucun développement à l’interface entre IA et SA n’est envisageable sans un soutien extrêmement fort pour l’organisation du dépôt, de la gestion, de l’analyse, du calcul, et de la restitution des données. Le risque majeur est de voir l’inflation des demandes pour des développements IA non soutenue par les ressources humaines disponibles. De plus, il est nécessaire de pouvoir s’appuyer sur des compétences en droit, juridiction et déontologie quant à l’acquisition, la détention, l’utilisation, et la protection des données en SA. Cette question doit se penser à l’échelle interinstitutionnelle, en s’appuyant sur la réflexion similaire conduite en santé humaine. Il s’agit d’être en capacité d’accompagner tout changement au regard de ces données quant à leur traçabilité jusqu’à leur propriété, qu’elles soient publiques ou privées.
Les nouvelles données sont riches et doivent être valorisées le mieux possible, non par chaque propriétaire séparément, mais en les mutualisant et en mobilisant nos capacités d’analyse de données hétérogènes et complexes. La plateforme française interinstitutionnelle « Épidémiologie en Santé Animale » (ESA) constitue un lieu privilégié pour discuter avec tous les acteurs et trouver des solutions de partage et de protection des données. Des compétences quant à l’interopérabilité des données sont requises et doivent être développées.
Enfin, pour pouvoir lancer des expérimentations ambitieuses de méthodes d’IA sur des données réelles comme recommandé (Prospective, 2019), il convient de i) lever les non-autorisations d’accès aux données en négociant en région et auprès des entreprises ; ii) analyser et comprendre l’effet de ces levées sur les développements méthodologiques ; et iii) le cas échéant, étendre de telles initiatives à d’autres régions voire à l’échelon national et communautaire.
Attirer les compétences nécessaires
Un frein incontestable à conduire de telles recherches vient des ressources humaines, notamment la trop faible capacité actuelle d’encadrement par les scientifiques permanents. Les collaborations sont un moyen d’attirer des compétences nouvelles. Cependant, initier des collaborations à l’interface IA/SA devient très compliqué car les équipes compétentes sont sur-sollicitées au regard de leurs effectifs, même à l’international. La montée en puissance des compétences est à poursuivre et soutenir, la croisée des disciplines étant incontournable. Une veille sur les méthodes doit aussi être réalisée, accompagnée d’une explicitation aux domaines applicatifs, pour former chercheurs et ingénieurs. Inciter financièrement des séjours de chercheurs et ingénieurs dans des laboratoires spécialisés permettrait d’accroître les compétences sur des méthodes de pointe, tout en facilitant les collaborations futures, nationales ou internationales. Enfin, recruter de nouveaux chercheurs permettrait de capitaliser des compétences spécifiques difficiles à acquérir en interne. Dans un contexte de ressources (postes) et de vivier (compétences) limités, faciliter l’accueil de post-doctorants et de chercheurs français en formation continue et d’experts étrangers devient crucial.
Concernant plus spécifiquement les recherches en immunologie, biologie cellulaire et infectiologie, l’apport de l’IA a été plus largement réfléchi en santé humaine, ce qui pourrait nourrir une réflexion similaire en SA (verrous et avancées peu spécifiques). Avant de se lancer sur les fronts de science (par exemple l’épigénomique et la métabolomique émergentes en SA), il est nécessaire que quelques personnes de ces disciplines biologiques s’acculturent en IA, voire acquièrent une autonomie d’usage des méthodes (Schulze, 2015), ce qui tend internationalement à être la tendance (Bassaganya-Riera et Hontecillas, 2016). Cela peut se faire via le partage d’expériences et des formations de base sur les méthodes existantes, leurs avantages et limites par rapport aux méthodes conventionnelles.
Enfin, pour consolider le vivier des futurs chercheurs en SA, promouvoir un enseignement de base en IA dans les formations initiales est à construire avec l’IAVFF (Institut Agronomique, Vétérinaire et Forestier de France).
Favoriser le montage de projets en intelligence artificielle et santé animale
Les projets à l’interface IA / SA, comme tout projet interdisciplinaire, doivent mobiliser des équipes des deux groupes de disciplines et permettre à chacun d’avancer dans sa discipline propre. Cependant, identifier les questions partagées entre disciplines les plus pertinentes demande une bonne acculturation des disciplines entre elles, ainsi que d’une volonté à se comprendre, ce qui n’est pas encore le cas à cette interface. L’organisation de séminaires scientifiques à l’interface IA-SA permettrait d’inviter des équipes cibles et faciliter cette connaissance mutuelle, prérequis à des projets ambitieux. Cela permettrait aussi de fédérer et coordonner les quelques initiatives locales.
En termes de financement, les appels à projets européens offrent des possibilités intéressantes, mais un important déséquilibre persiste entre la capacité à générer des données et analyser des questions complexes, et la disponibilité en ressources et compétences humaines pour traiter de telles questions via des méthodes d’IA ou des méthodes modernes en statistiques, mathématique et informatique. Les grandes fondations internationales (par exemple Bill et Melinda Gates) sont également mobilisables sur les maladies émergentes à l’interface animal / humain (caractérisation de signaux faibles, de phénologies, précurseurs d’émergence), avec une valence méthodologique plus prégnante. Cependant, la prise de risque est rarement permise par les agences de financement nationales, alors qu’elle est cruciale pour initier des travaux interdisciplinaires. Des financements incitatifs (inter-)institutionnels permettraient de soutenir les projets en phase initiale. Un projet de plus grande ampleur pourrait émerger après consolidation des interactions disciplinaires nécessaires.
Enfin, ces projets reposent généralement sur l’utilisation de ressources informatiques conséquentes. Les instituts de recherche ont intérêt à inscrire plus largement dans leur politique informatique une contribution financière ou matérielle au développement mutualisé d’infrastructures numériques/datacenter/centres de calcul intensif à l’échelle nationale.
Promouvoir l’innovation et les interactions recherche académique – recherche privée
Inciter le partenariat public-privé favoriserait un effet de levier aux financements publics et permettrait d’inscrire les recherches et développements en IA sur le long terme. Réaliser une cartographie du paysage très mouvant des entreprises du secteur IA en SA, qu’il s’agisse de structures internationales ou de start-up, apporterait une meilleure lisibilité des interactions possibles. De même, mobiliser les outils existants (dépôts à l’Agence de Protection des Programmes (APP)) pour effectuer une cartographie des productions informatiques réalisées à cette interface permettrait d’en accroître la visibilité et de communiquer sur leur potentiel de valorisation ou de transfert. Enfin, considérer la production d’algorithmes documentés comme des livrables scientifiques, au même titre que les publications, contribuerait à soutenir ces recherches plus opérationnelles. Plus largement, il conviendrait d’initier une politique de communication et d’éducation/acculturation autour de l’IA et de ses développements en SA (liens avec le public, les éleveurs, les syndicats agricoles, les services publiques…), ce qui pourrait constituer un enjeu partagé avec l’IAVFF et Agreenium.
Conclusion
L’usage des méthodes d’IA (apprentissage, systèmes experts, technologies analytiques…) converge aujourd’hui avec l’obtention de données massives, et permet à ces domaines de se développer rapidement. Il est cependant essentiel de ne pas percevoir données massives et IA comme une même tendance, car l’accumulation de données n’engendre pas toujours une amélioration des connaissances. Néanmoins, plus les données sont nombreuses et représentatives des concepts et hypothèses de travail, plus les applications issues de l’IA peuvent aboutir à des résultats importants. Les aspects éthiques, déontologiques et juridiques sous-jacents quant à la propriété des données, leur conservation, gestion, partage et interopérabilité, exigent aussi qu’une réflexion soit engagée nationalement et internationalement en SA pour mieux encadrer ces données d’origine multisectorielle et leurs différents usages. De plus, si l’effort l’acquisition de ces données est impressionnant, le développement des compétences en IA au sein de la communauté de SA reste limité au regard des besoins. Les possibilités de collaboration avec des équipes d’IA sont faibles car celles-ci sont déjà très sollicitées. Pour que les personnels de recherche en SA se saisissent au mieux des opportunités offertes par l’IA, mais aussi aient conscience des limites et contraintes de ces approches, un effort de formation doit être dispensé et généralisé. Enfin, l’essor actuel de l’IA permet aujourd’hui d’intégrer plus en amont les connaissances et les points de vue des nombreux acteurs de la santé et du bien-être animal. Cependant, cela requiert que l’IA et ses acteurs acceptent de traiter les spécificités et la complexité de la SA, laquelle ne constitue pas une simple bibliothèque de connaissances qu’il suffirait de numériser pour en rechercher des séquences ou des signaux informatifs.
EZANNO P., PICAULT S., WINTER N., BEAUNÉE G., MONOD H., GUÉGAN J.F., 2020. Intelligence artificielle et santé animale. INRAE Prod. Anim., 33, 95-108
https://doi.org/10.20870/productions-animales.2020.33.2.3572