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Les éleveurs sont des professionnels connectés n’hésitant pas à utiliser tous les outils pouvant leur apporter un gain technique et/ou économique, ou une diminution de la pénibilité. En réponse à ce besoin, de nouveaux outils apparaissent presque quotidiennement, l’actualité est dense et compliquée à suivre.

L’émergence de ces nouvelles aides à l’éleveur peut inquiéter le vétérinaire d’aujourd’hui, qui peut se sentir dépassé, et légitimement craindre de se voir, au moins partiellement, remplacé par ces associations de capteurs et d’intelligence artificielle toujours plus performants. Cette crainte est injustifiée, car un consensus émerge sur le fait que le vétérinaire ne sera pas remplacé par la technologie. Cependant il sera remplacé par le vétérinaire sachant utiliser la technologie pour améliorer le service rendu auprès de son client.

Aussi pour leur permettre de s’adapter, nous proposons de présenter les tendances les plus disruptives du moment, illustrées par quelques exemples évocateurs.

Les capteurs embarqués

Ce n’est plus vraiment une nouveauté, on ne compte plus les capteurs disposés à différents endroits du corps de la vache : oreille, cou, patte, queue, vagin, rumen… capables de monitorer en continu la température, les chaleurs, les déplacements, la prise alimentaire, la rumination, le vêlage… Il serait vain de vouloir tous les lister.

capteurs connectés vache

La différenciation entre les outils se fera dorénavant dans les deux axes suivants :

  • Caractéristiques techniques de l’objet :
    • Diversité des capteurs
    • Durée de vie des batteries
    • Emission continue ou échantillonnage, actif ou passif
    • Connectivité utilisée (distance et fiabilité)
  • Valorisation et/ou disponibilité des datas récoltés.

Si le premier élément va continuer à progresser de façon relativement prévisible (les performances technologiques doublent tous les 18 mois environ), le second point sera très probablement celui qui fera très prochainement l’objet du plus grand nombre d’innovations, car un objet connecté n’a de valeur que s’il répond à une problématique jusque-là non résolue, ou du moins de façon insatisfaisante.

Le métier de datascientiste va ici pleinement trouver son utilité : le machine learning, le deep learning et l’intelligence artificielle, dont on commence à peine à découvrir le potentiel, trouveront leur pleine utilité dans le croisement de toutes ces données.

En effet, le comportement de l’animal ne sera plus comparé par rapport à un comportement de référence, mais par rapport à ses propres habitudes, au comportement des autres animaux de l’élevage, voire d’un échantillon beaucoup plus important. L’algorithme s’enrichira automatiquement de toutes ses observations et sa compétence augmentera pour plus de précision.

Les promesses les plus originales à venir cette année sont la capacité à détecter la rumination à partir des mouvements des oreilles, et la détection des chaleurs en troupeau allaitant à l’herbe.

Lituus Smartbow Sensehub

Le principal impact dans le quotidien des éleveurs et des vétérinaires sera la capacité de ces outils à détecter des troubles de façon beaucoup plus précoce que l’œil du professionnel. L’intérêt est évident, plus une pathologie est prise à temps, moins les lésions sont installées, et plus le pronostic du traitement est favorable.

La réalité augmentée

Ce sera probablement la façon de faire gagner le plus de temps à l’éleveur. La taille des troupeaux augmentant, le nombre d’informations décuplant, leur mémoire n’est plus suffisante pour retenir tous les éléments de chaque animal du troupeau. Les applications sur smartphone leurs sont déjà d’une grande aide, ils remplacent maintenant le petit carnet qui était dans la poche de la cotte. Mais une solution leur permettant de garder les mains libres sera un vrai progrès. Pour cela il est possible d’utiliser la technologie de la réalité augmentée, qui consiste à superposer à la réalité des éléments calculés par un système informatique en temps réel.

En l’occurrence, une société hollandaise Nedap propose de combiner un logiciel de gestion de troupeau avec des lunettes de réalité augmentée, que nous avions déjà présenté ici. Les informations sur la reproduction, sur la santé et ou la localisation des vaches sont présentées dans le monde physique et le champ de vision réel de l’agriculteur. Les informations sont affichées au-dessus des vaches et s’adaptent automatiquement à l’emplacement de l’agriculteur dans l’étable et répondent à la direction dans laquelle il regarde. En conséquence, l’agriculteur reçoit automatiquement les bonnes informations au bon moment et au bon endroit, dans le contexte réel lorsqu’il se promène dans l’étable.

La reconnaissance d’image

Le deep learning est une technologie permettant à un ordinateur d’identifier les éléments présents sur une photo qu’il n’a jamais vue, par auto-apprentissage sur une immense base de d’images.

Enregistrement facilité des traitements

La saisie de l’administration des médicaments pour des objectifs de traçabilité, que ce soit par l’éleveur ou par le vétérinaire, est une obligation pertinente, mais une contrainte fastidieuse, surtout quand elle prend plus de temps que l’acte lui-même. La reconnaissance d’image pourra prochainement simplifier ce travail : une preuve de concept a montré qu’un tel système, installé sur un simple smartphone, peut prendre en photo le produit et la boucle de l’animal, et enregistrer automatiquement l’événement dans le carnet sanitaire.

Reconnaissance faciale des animaux

Mais cela ira beaucoup loin, car les technologies de reconnaissance faciale qui s’implantent lentement dans tous les aspects de la vie moderne (aéroports, matchs de football, manifestations) arrive maintenant dans les fermes. Une société irlandaise de vision informatique Cainthus a annoncé récemment mettre à l’essai cette technologie pour les vaches, nous en avions parlé ici.

reconnaissance faciale vache

L’objectif est d’utiliser la reconnaissance faciale pour suivre le comportement, les habitudes alimentaires et la santé générale des animaux, puis pour envoyer des alertes instantanées directement aux agriculteurs. En installant des caméras dans les aires d’alimentation, l’IA analysera le visage des vaches, puis déterminera un comportement de base. À partir de là, les algorithmes signalent tout changement.

L’analyse de lait à chaque traite et sans consommables

On connaissait depuis longtemps les compteurs en ligne, tel l’OCC (Online Cells Counter), qui dénombrait les leucocytes en 45 secondes.

Une société américaine Somadetect a annoncé être capable d’évaluer la composition de tout échantillon de lait grâce à la technologie de diffraction de la lumière : un faisceau de lumière dirigée traverse le lait et frappe les petites particules qui la font changer de direction et de densité. Au cours de ce processus, une partie ou la lumière peut être absorbée ou réfléchie en modifiant l’intensité du faisceau diffusé. Les particules de différentes tailles, à différentes concentrations, auront des schémas de diffusion uniques pouvant être observés.

L’appareil doit être installé sur chaque poste de traite, ne nécessite pas de réactifs chimiques et ne modifie pas la circulation du lait. Les images observées sont envoyées au siège de la société, qui identifie la présence et les concentrations de composés majeurs dans le lait.

De la confiance institutionnelle à la confiance partagée

La confiance des consommateurs dans les aliments est actuellement faible, et la demande de traçabilité complète ne fait que croître. Les entreprises agro-alimentaires ne peuvent plus compter sur des termes généralistes tels que « sain » ou « naturel », la nouvelle génération de consommateurs est assez avertie pour rechercher des garanties de qualité dépassant ce qui est imprimé sur l’étiquette. La blockchain fournit une méthode de preuve de ces allégations, renforçant la fidélité des clients pour les entreprises qui peuvent toujours garantir la qualité.

Tout doit commencer par une meilleure compréhension de la notion de « confiance ». Nous sommes en train de passer d’un système de confiance institutionnel à un système de confiance partagée, une progression naturelle car la confiance institutionnelle n’est pas conçue pour l’ère numérique. Un exemple de système de confiance partagée est par exemple la technologie qui sous-tend la dernière révolution de la Fintech, et qui a un énorme potentiel pour l’industrie alimentaire, la blockchain.

La blockchain a été développée sous la forme d’un registre décentralisé qui enregistre les opérations et stocke ces informations sur un réseau global, d’une manière qui empêche leur modification ultérieure. La blockchain fournit une plate-forme ouverte et neutre, il n’y a pas de tiers nécessaire pour autoriser les opérations, mais plutôt un ensemble de règles que tous les participants, les utilisateurs et les opérateurs du système, doivent respecter.

Un tel système est inestimable dans des chaînes d’approvisionnement complexes où la confiance est faible et la conformité difficile à évaluer. Cela apporte d’énormes avantages à tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement.

  • Pour les producteurs d’aliments, la blockchain signifie que toute tentative d’altération d’un aliment à mesure qu’il traverse la chaîne d’approvisionnement peut être immédiatement identifiée et évitée avant que l’aliment n’atteigne le détaillant.
  • Pour les détaillants, si un produit alimentaire potentiellement dangereux arrive d’une manière ou d’une autre sur les tablettes, les magasins peuvent identifier et retirer uniquement les articles incriminés, éliminant ainsi le besoin de rappels de lots coûteux.
  • Pour les consommateurs, la blockchain offre la transparence et l’ouverture nécessaires pour leur assurer que la nourriture qu’ils mangent correspond exactement à ce que l’étiquette dit. La capacité des consommateurs à identifier les aliments de haute qualité est actuellement empêchée par l’asymétrie de l’information.

La blockchain a le potentiel de récupérer l’information complète de la chaîne alimentaire et de la mettre directement entre les mains du client. Grâce à l’utilisation d’un simple code QR et d’un téléphone intelligent, les clients peuvent numériser un emballage au point de vente et recevoir un historique complet de son parcours, de la ferme à la fourchette.

Le vent tourne vers la traçabilité. Les producteurs d’aliments qui refusent d’entendre les appels à plus d’autonomie des consommateurs le font à leurs risques et périls : la croissance de la blockchain montre que ceux qui répondront à cette demande gagneront des parts de marché.

Des logiciels de gestion plus performants, des données mieux partagées

Le mode SaaS (Software as a Service) est un concept assez récent qui permet de s’abonner à un logiciel à distance au lieu de devoir l’installer sur son propre matériel informatique. Les avantages les plus importants sont :

  • l’application peut être utilisée partout et n’importe quand : il suffit d’une simple connexion internet et d’un ordinateur, tablette ou smartphone,
  • la puissance de calcul et les performances sont celles du serveur du fournisseur, et non celles du matériel du client.

Le réseau Internet est de mieux en mieux développé, et les départements ruraux et régions font la course au premier qui n’aura plus de « zone blanche », aussi les éleveurs seront dans deux ou trois ans aussi bien desservis que les citadins. La qualité de la connexion et du débit ne sera donc bientôt plus un frein pour le mode SaaS.

Par ailleurs la normalisation du format déchange des données de contrôle de performance, d’IA et de filiation (système EDEL, mis en service en 2010) a enfin ouvert la possibilité à des entreprises non-partenaires des contrôles de performance ou CIA de faire du conseil en élevage basé sur ces données, ouvrant la voie à une véritable concurrence de l’expertise.

Aussi une nouvelle génération de logiciels de gestion de troupeau est en train d’émerger, et l’offre devient pléthoriques, de nombreux organismes proposeront aux éleveurs une solution gratuite pour tenter de les fidéliser.

Le vétérinaire aura la possibilité d’accéder à l’outil grâce aux identifiants de l’éleveur, et parfois celle de récupérer les données brutes pour les intégrer à ses propres outils. Il lui sera cependant difficile de connaître et maîtriser les outils de chacun de ses clients.

Discussion

Face à cette avalanche d’innovations, reste la question de savoir à qui profiteront ces évolutions, et si la profession vétérinaire saura s’emparer des opportunités ? Rappelons que le vétérinaire ne sera pas remplacé par la technologie, mais par le vétérinaire qui saura maîtriser la technologie.

Tout d’abord, nos références et arbres de décision sont toujours pour la plupart basés sur les observations de l’éleveur et de l’examen clinique, un champ entier de recherche scientifique s’ouvre donc pour déterminer quelle sera la meilleure décision à prendre face à ces « nouveaux symptômes ».

Ensuite, la structure atomisée de la profession vétérinaire rend très difficile les investissements importants nécessaires pour rester compétitif dans la guerre du numérique. Dans le secteur de la santé animale, ce sont actuellement les laboratoires pharmaceutiques qui investissent massivement dans les solutions numériques, pour les mettre à la disposition des vétérinaires. Mais quels retours attendront-ils ? Comment les vétérinaires peuvent garder le leadership et ne pas devenir de simples clients de ces outils ?

Enfin, reste l’éternel problème de l’accès aux données de l’élevage. Pour l’instant, tous les producteurs de données tentent de les garder jalousement pour s’octroyer le privilège de leur valorisation. Mais un vent d’agacement souffle parmi les éleveurs, qui ont bien compris l’enjeu pour eux. De nouveaux outils informatiques annoncent d’ailleurs d’emblée être « ouverts ». Tout porte donc à croire qu’il s’agit d’une tendance de fond.

Le problème est que les données s’achètent ou s’échangent. Et malheureusement, si nous regardons du côté de la profession vétérinaire, elle n’est pas la plus exemplaire : la transmission des bilans sanitaires à des tiers, même avec l’accord de leur client, ne semble pas encore naturelle. Quand bien même le vétérinaire le voudrait, les moyens techniques ne sont pas encore au point pour standardiser cette pratique, et notre profession n’est pas la plus numérisée. Or actuellement les vétérinaires sont considérés par les autres secteurs comme des acheteurs de données. Comment peuvent-ils produire collectivement des données intéressantes sur le marché de la data agricole ? Des opportunités liées à leur compétence, notamment la traçabilité médicamenteuse et la certification du bien-être animal, sont à explorer d’urgence avant qu’elles ne leur échappent.

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